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L’identification d’une règle inhérente à l’identité constitutionnelle de la France.

Résumé : Constitue un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France l’interdiction de la délégation, à des personnes privées, des compétences exclusives des autorités de police administrative générale pour l’exercice de la force publique nécessaire à la garantie des droits – Conseil constitutionnel, décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, Société Air France.

En matière de contrôle de constitutionnalité, les lois de transposition des directives européennes ont toujours pu poser des difficultés certaines pour le Conseil constitutionnel. Se trouvant à la croisée des ordres juridiques internes et européen et de leurs enjeux respectifs, le Conseil refusait initialement d’opérer un contrôle de constitutionnalité de ces lois, et donc la conformité à l’exigence constitutionnelle de transposition des directives, en l’absence d’une disposition expresse contraire de la Constitution (Cons. cons., décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique). Il est venu rapidement préciser cette potentielle limite dans sa décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur, par laquelle il vient se déclarer compétent pour exercer un contrôle de la loi au regard de l’exigence constitutionnelle de transposition des directives issue de l’article 88-1 de la Constitution (ce qui interroge sur la pertinence de sa jurisprudence IVG, décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975), dans une double limite cependant. Il estime d’une part qu’il ne peut saisir la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle, ce qui induit que son contrôle se restreint à la recherche d’une erreur manifeste dans la transposition. D’autre part, il indique que la transposition ne saurait s’opposer à une règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti.

Cette solution, qui concernait le contrôle a priori sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, est également adaptée dans le cadre de l’article 61-1. Ainsi, il refuse de procéder au contrôle de conformité de la loi à la réglementation européenne (Décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne), mais il peut opérer un contrôle de la conformité de la loi de transposition aux droits et libertés que la Constitution garantit, si les dispositions inconditionnelles et précises de la directive mettent en cause une règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (Décision n° 2010-79 QPC du 17 décembre 2010, M. Kamel D.). Cette solution permet ainsi au Conseil d’Etat de refuser de transmettre une QPC en l’absence de mise en cause d’une telle règle ou d’un tel principe (par ex., v. CE, 13 mars 2019, n°424565).

Cette limite au caractère intouchable des lois de transposition des directives peut se retrouver depuis peu dans le contentieux des lois d’adaptation des règlements européens. Dans le cadre du contrôle a priori d’une loi qui se borne à tirer les conséquences nécessaires d’un règlement européen, le contrôle du juge relatif aux exigences issus de l’article 88-1 de la Constitution sera soumis aux mêmes limites : il ne peut réaliser qu’un contrôle de l’erreur manifeste (sans possibilité de poser à la CJUE une question préjudicielle), et l’adaptation par la loi d’un règlement européen ne saurait, là encore, aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (Décision n°2018-765 DC du 12 juin 2018, Loi relative à la protection des données personnelles; Décision n° 2018-768 DC du 26 juillet 2018, Loi relative à la protection du secret des affaires).

La question de savoir ce qui relevait ou non d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France était donc de taille, dans la mesure où ils peuvent, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, faire obstacle aux obligations issues des engagements de la France dans l’Union européenne. Pour certains, une telle règle ou un tel principe pouvait recouvrir, par exemple, la forme républicaine du gouvernement telle que protégée par l’article 89 de la Constitution, le caractère laïque de la République ou son caractère unitaire (art. 1er). Le désavantage de cette solution est que la notion d’identité constitutionnelle est particulièrement vague : s’agit-il de l’attachement aux droits et libertés fondamentaux comme le fait par exemple la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne dans sa décision Solange II ? S’agit-il effectivement des conditions d’organisation des pouvoirs publics ? Ou encore s’agit-il des règles ou principes que le Conseil considère comme étant particulièrement indérogeables ?

Le Conseil constitutionnel vient donc répondre à la question posée depuis une dizaine d’années maintenant, en nous précisant que constitue un principe ou une règle inhérente à l’identité constitutionnelle de la France la règle selon laquelle les compétences de police administrative ne peuvent être déléguées à des personnes privées. Bien qu’il en révèle l’existence, la directive en l’espèce ne heurte pas cette règle inhérente à l’identité constitutionnelle de la France, empêchant d’observer la manière dont il aurait contrôlé la constitutionnalité de la loi dans l’hypothèse inverse.

A première vue, il serait possible de considérer que cette solution contribue davantage à rendre floue la notion de règle ou de principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. En effet en l’espèce le Conseil élève à ce rang une “simple règle de fond”, ce qui peut participer à se faire l’idée selon laquelle ces règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France peuvent être en réalité n’importe quelle règle, du moment qu’elle possède une valeur constitutionnelle. Autrement dit, l’attente légitime (au regard de la formulation du Conseil) quant à celles-ci étaient qu’elles revêtent une importance capitale, qu’elles portent une certaine « majestuosité ».


Toutefois, après réflexion, l’élévation d’une telle règle au rang de règle inhérente à l’identité constitutionnelle de la France peut apparaître au contraire pertinente. En effet, l’interdiction de déléguer à des personnes privées des activités de police est une interdiction posée de longue date en droit administratif (CE, Ass., 17 juin 1932, Ville de Castelnaudary, n°12045). Le Conseil constitutionnel a quant à lui donné (ou découvert) le fondement textuel de cette interdiction au niveau constitutionnel, il s’agit de l’article 12 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (Décision n°2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi LOPPSI II; v. également décision n°2019-810 QPC du 25 octobre 2019, Société Air France). En outre, la logique des règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France est avant tout une logique de protection de l’ordre juridique interne face à l’insémination des logiques ordo-libérales et mercantiles de l’Union européenne. Cette interdiction semble tout à fait revêtir les qualités nécessaires pour constituer une barrière forte aux immixtions parfois profondes et diffuses de l’Union européenne dans la souveraineté nationale, puisqu’elle garantit que l’exercice de la contrainte et de la violence légitime reste toujours entre les mains des autorités publiques et ne puisse faire l’objet d’une marchandisation dangereuse. A cet égard, cette décision du Conseil constitutionnel pourrait se rapprocher du fameux arrêt Morsang-sur-Orge du Conseil d’Etat, venant extraire du pôle des activités économiques pouvant librement être exercées toutes les activités qui pourraient porter atteinte à la dignité de la personne humaine, et donc à l’ordre public, ou l’ensemble des valeurs impérieuses et intouchables de la société et de l’Etat en France.