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Précisions sur l’office du juge dans le cadre du contentieux de l’excès de pouvoir :

Ce vendredi 19 novembre, se tenait à la faculté de droit de Tours un colloque intitulé “Juger de la légalité administrative, Quel(s) juge(s) pour quelle(s) légalité(s) ?”, organisé par Benjamin Defoort et Benjamin Lavergne (https://www.canal-u.tv/video/irji/juger_de_la_legalite_administrative.63883), faisant suite à l’ouvrage du même titre paru quelques mois plus tôt (https://www.lgdj.fr/juger-de-la-legalite-administrative-9782711035946.html).

Par la magie du hasard, c’est également ce vendredi 19 novembre que le Conseil d’Etat rendit son arrêt Association des avocats ELENA France (N°437141). Saisi par plusieurs associations d’un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de la délibération du conseil d’administration de l’OFPRA, en date du 5 novembre 2019 et fixant la liste des pays considérés comme étant des pays d’origine sûrs, les 2ème et 7ème chambres réunies du Conseil d’Etat ont statué par la positive à cette demande, prononçant l’annulation de cette délibération en ce qu’elle maintient sur cette liste le Bénin, le Sénégal ainsi que le Ghana (https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000043754071). Au cours de l’instruction de cette affaire, les requérants ont formulé, à titre subsidiaire, des conclusions en vue d’obtenir, non pas l’annulation, mais l’abrogation de la délibération du fait qu’elle qualifiait de pays sûrs le Sénégal, l’Arménie et la Georgie. Faisant application des dispositions de l’article R. 122-17 du code de justice administrative, les 2ème et 7ème chambres ont renvoyé à la section du contentieux le jugement des conclusions d’abrogation de la délibération.

Suivant les conclusions du rapporteur public, le Conseil d’Etat vient établir la possibilité pour les justiciables de le saisir de conclusions subsidiaires demandant l’abrogation. Il rappelle ainsi dans un premier temps que lorsqu’il est saisi de conclusions en vu de l’annulation d’un acte administratif réglementaire, le principe est qu’il statue à la date d’édiction de l’acte litigieux. Il est dès lors impossible pour un requérant de se prévaloir de circonstances postérieures qui auraient rendu l’acte illégal (CE, Sect., 22 juil. 1949, Société des  Automobiles Berliet, nos 85735 et 86680).

C’est alors que, de manière innovante, la haute juridiction administrative vient indiquer que le juge peut également être saisi de conclusions subsidiaires d’abrogation de l’acte à raison d’un changement de circonstances de droit ou de fait postérieur à son édiction, et cela afin “que puissent toujours être sanctionnées les atteintes illégales qu’un acte réglementaire est susceptible de porter à l’ordre juridique”. Dans ce cadre, il statue à la date de sa décision, et non à la date d’édiction de l’acte.

Comme mis en avant par certains auteurs (V. en particulier http://libertescheries.blogspot.com/2021/11/larret-association-elena-le-retour-des.html), mais aussi par le rapporteur public, cette nouvelle solution n’est que la continuité d’un mouvement global des règles du contentieux de l’excès de pouvoir. C’est d’abord dans les années 30 avec l’arrêt Despujol (CE, Sect., 10 janv. 1930, nos 97263 et 05822) que le Conseil d’Etat commence à apporter des limites implicites à la règle selon laquelle la légalité de l’acte s’apprécie à la date d’édiction. Il établit alors la possibilité bien connue des administrativistes de permettre au juge de connaître la légalité de l’acte, lorsqu’il a été demandé à l’Administration, en amont du litige, d’abroger l’acte en question et que celle-ci a émis un refus implicite ou explicite (ou si une loi postérieure vient créer une situation juridique nouvelle). C’est à l’occasion de ce type de contentieux que le juge administratif a expressément indiqué  qu’il lui fallait apprécier la légalité de l’acte, dont l’abrogation a été refusée, à la date de sa décision (CE, Ass., 19 juil. 2019, Association des Américains accidentels, n°424216). L’arrêt Association ELENA se détache du contentieux du refus d’abroger à proprement parler pour modifier la date à laquelle il statue dans le cadre du recours pour excès de pouvoir de manière générale (mais uniquement bien sûr s’il est saisi de conclusions tendant à l’abrogation de l’acte litigieux).


L’arrêt s’insère dans une ligne jurisprudentielle initiée depuis quelques temps et qui semble avoir le vent en poupe ces derniers temps. Cette ligne s’attacherait à donner le plus d’”effet utile” aux décisions rendues par le juge, utilité qui ne tiendrait pas tant à l’intérêt des requérants ou de l’Administration, mais bien à celui de la légalité en elle-même. Ce serait pour assurer un maximum d’efficacité à la protection de la légalité qu’il vient ici ouvrir davantage le panel des conclusions pouvant être formulées par les requérants et modifier la temporalité analytique de la légalité de l’acte. Toutefois, cet attachement à l’utilité pour la légalité peut apparaître paradoxal au regard des évolutions également récentes relatives aux moyens pouvant être invoqués par les requérants, qui tendent à l’inverse à se réduire, préjudiciable pour la légalité (ce qui est bien connu depuis l’arrêt Danthony du Conseil d’Etat du 23 déc. 2011, n°335033; v. également CE, Sect., 18 mai 2018, Fédération des finances et affaires économiques de la CFDT, n°414583). Il semble que le juge administratif doit opérer un subtil équilibre entre d’une part la protection de la légalité administrative, et d’autre part les enjeux tenant aux effets de l’acte et de sa décision, en particulier la sécurité juridique, ou encore, en matière de contrat administratif, la loyauté et la stabilité des relations contractuelles (v. sur ce point Joachim Lebied, La loyauté des relations contractuelles, Thèse, Université de Tours, 2020).